René Fiévet Washington, D.C.
Il faudrait tout le talent d’un Stefan Zweig pour sonder les tréfonds de l’âme, la pensée, la psychologie de ceux qui, parmi les nôtres, désertent le Parti Socialiste pour aller se jeter dans les bras d’un prédicateur évangélique qui croit en la dimension mystique de la politique, qui « aime furieusement » ceux qui viennent l’acclamer dans les meetings. « La confusion des sentiments » n’est probablement pas l’expression la mieux appropriée, mais je n’en trouve pas d’autre pour l’instant pour rendre compte de cet étrange pouvoir d’attraction qu’exerce Emmanuel Macron sur certains socialistes.
Comment définir le phénomène Macron ? Car il faut bien utiliser cette expression en ce qui le concerne. Je pense qu’il s’agit d’un mélange de deux phénomènes qui ont déjà existé dans le paysage politique français : Jean-Jacques Servan Schreiber et le mouvement des Réformateurs dans les années 70 (le fameux dépassement du clivage gauche-droite au nom de la modernité), et Ségolène Royal il y a dix ans. Macron, c’est Servan Schreiber avec en plus une dimension irrationnelle et christique ; et c’est Ségolène Royal avec une dimension rationnelle. Les deux avaient ceci en commun que leur démarche politique était centrée sur leur propre personne. C’est la même chose pour Emmanuel Macron. En d’autres termes, Macron fait du neuf avec du vieux.
Et « ça prend », comme on dit. Ce qui fait le succès de Macron, c’est une exceptionnelle conjonction de circonstances : le désaveu (justifié ou non) de François Hollande par l’opinion publique, les ennuis judiciaires de Fillon, les divisions au sein de la droite et de la gauche, la force du Front National. Il a désormais un boulevard devant lui. Reportons-nous quelques mois en arrière et imaginons un seul instant une autre configuration politique, qui n’aurait rien d’invraisemblable : d’une part François Hollande décide de se représenter (malgré tout), et d’autre part Alain Juppé est désigné par la primaire de la droite et bénéficie du soutien de François Bayrou. Emmanuel Macron n’aurait plus aucun espace politique pour se mouvoir.
Posons-nous une question très simple, et très générale : qu’est-ce qu’être de gauche ? Selon moi, on est de gauche quand deux conditions sont réunies : (1) quand on fait le constat qu’il y a des inégalités entre les hommes qui ne résultent pas de la nature mais de l’organisation sociale, et que pour cette raison même celles-ci doivent être combattues et réduites ; et (2) quand on fait de cet objectif de réduction des inégalités sociales le principe directeur de l’action publique.
Quand ces deux conditions sont réunies, on peut se considérer comme étant « de gauche ». Un homme de droite peut reconnaître l’existence d’inégalités sociales, et souhaiter les réduire pour les plus criantes d’entre elles (il existe une droite humaniste, et même « sociale »), mais il n’en fera pas le principe directeur de l’action publique. Pour lui, ce qui comptera avant tout c’est la souveraineté (si c’est un gaulliste), la liberté d’entreprendre (si c’est un libéral en économie), les valeurs familiales (si c’est un catholique intégriste), ou plus simplement il voudra que rien ne change (si c’est un conservateur attaché à la transmission du patrimoine familial), etc., etc. Jamais il ne fera de la réduction des inégalités un axe central de l’action publique.
C’est la raison pour laquelle Macron n’est pas un homme de gauche. Quel est l’axe central de sa politique (à part l’accomplissement de son destin personnel) ? On ne le sait pas. Cela a quelque chose à voir avec la jeunesse, le renouvellement, et la modernité, semble -t-il. Mais ce n’est pas la réduction des inégalités sociales, c’est certain. Alors, pourquoi ces socialistes rejoignent-ils Macron ? Parce qu’ils ne se reconnaissent pas dans les propositions de Benoît Hamon ? La belle affaire ! Moi non plus, figurez-vous, je ne me retrouve pas dans les propositions de Benoît Hamon. Mais est-ce une raison pour déserter le camp de la gauche ?
Je pense avoir décelé la cause profonde, et largement inconsciente, de cette attraction pour Macron. Au fond d’eux-mêmes, ces socialistes ne sont plus de gauche. Ils n’en ont pas encore pleinement conscience, mais c’est pourtant la réalité, la triste réalité. Ils ne pensent plus qu’il puisse exister une politique gouvernementale de réduction des inégalités sociales. Et ils ont accepté cet état de fait : on ne peut plus rien contre cela, pensent-ils. A quoi bon continuer de se battre ? Alors, ils ont décidé de passer à autre chose.
Surtout, ils ont cessé d’espérer.
René Fiévet
Washington DC